Avec le recul, Blue Lines a à la fois tout à voir et finalement pas grand chose avec le mouvement "trip-hop" qu’il a initié. Beaucoup plus riche et métissé en à peine neuf chansons que tous les albums de Tricky et de Portishead réunis, il a proposé et contribué à imposer une nouvelle façon de concevoir la musique (sampling, downtempo, collision d’influences diverses), plutôt qu’un son. Avec les années le groupe a fortement évolué, mais ce chef-d’oeuvre, s’il n’a ni la puissance de Mezzanine ni la beauté complexe de 100th Window, a conservé intactes son originalité et sa fraîcheur d’écoute.
Un peu d’histoire pour commencer... Echappés du Wild Bunch, leur sound-system aux faux airs de collectif multimédia, Robert "3D" Del Naja, Grant "Daddy G" Marshall et Andrew "Mushroom" Vowles fondent Massive Attack et signent chez Virgin grâce à l’appui de Cameron McVey alias Booga Bear, lui même pilier du Wild Bunch, mari et producteur de Neneh Cherry qui à l’époque avait le vent en poupe. Juste retour des choses, 3D ayant coécrit avec elle le single "Manchild" en 1989, qui conforta sa révélation l’année précédente et dont elle avoue volontiers qu’il lui indiqua la direction pour la suite de sa carrière. Le trio a tôt fait de mettre la critique en émoi, sortant en novembre 1990 son premier single "Daydreaming", avant de la mettre à ses pieds en février avec le formidable "Unfinished Sympathy". Un mois plus tard Blue Lines est dans les bacs, et le nom du groupe amputé d’"Attack", stratégie marketing indépendante de leur volonté suite à l’éclatement de la guerre du Golf en janvier. Le trio redeviendra Massive Attack avec la sortie du single "Safe From Harm" en juin. C’est sur ce morceau que s’ouvre l’album, et tout est déjà là ou presque : couches flottantes de boucles musicales plus ou moins samplées qui s’évanouissent puis réapparaissent en décalage, rythmiques hip-hop downtempo jouées à la batterie, ligne de basse opressante et inquiétante, touches de piano jazzy, de scratches et de guitare funky, nappe new wave, le tout formant un écrin inédit au chant langoureux et mélancolique de Shara Nelson, déjà voix trois ans plus tôt de la reprise hip-hop par le Wild Bunch de "The Look Of Love", chanson mythique de Burt Bacharach interprétée à l’origine par Dusty Springfield. Une ambiance de solitude urbaine marque cette chanson à la fois observatrice et introspective, parfaite transposition musicale de deux des principales obsessions du groupe, inquiétude (celle de Shara pour son enfant dont la sécurité lui semble perpétuellement menacée dans un monde qui ne tourne plus rond et où elle ne peut rien contrôler) et paranoïa (la litanie de 3D qui inaugure un phrasé hybride, entre chant, slam et flow hip-hop : "I was lookin’ back to see if you were lookin’ back at me to see me lookin’ back at you"). A noter qu’ici basse et batterie sont samplées d’un morceau du premier album solo de Billy Cobham, batteur du Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin, groupe des 70’s pionnier du jazz fusion. Groupe samplé à son tour, justement, pour "One Love", qui introduit au chant Horace Andy, grand nom du reggae entamant ici une seconde carrière dont il ne doit pas encore se douter de la renommée à venir. La richesse thématique de l’album s’affirme déjà dans cette chanson où Horace chante sa foi en un seul et unique amour.
Ce désir de pouvoir enfin s’ouvrir pleinement à quelqu’un dont on se sentirait proche, allant de paire avec un besoin de sécurité, est aussi une constante chez Massive Attack, qui s’affirmera particulièrement trois ans plus tard dans l’album Protection. Autre constante initiée ici, les emprunts à Isaac Hayes, pilier du label Stax et inventeur à la fin des 60’s d’une soul rythmique et lyrique devant beaucoup à Morricone et qui influencera l’Histoire de Melody Nelson deGainsbourg. Samplé trois ans plus tard par Portishead pour leur "Glory Box" puis par Tricky, il devra à Massive Attack sa reconnaissance tardive. Ici le sample est issu de l’album ...To Be Continued, pièce maîtresse de l’oeuvre du génie de "Soulsville" pourtant toujours méconnue. Sur "Blue Lines", chanson-titre très rythm & blues avec un son et une rythmique à la Tribe Called Quest, Tricky, 3D et Daddy G forment une espèce de groupe de réflexion qu’on retrouvera dans "Five Man Army" et "Daydreaming". Ils se répondent et rebondissent sans cesse avec style et humour sur leur perception respective du monde alentour, et se livrent avec pudeur. Peur de l’autre, solitude, mal être social, sentiment d’isolement, impossibilité de faire confiance et de s’ouvrir, même sur un ton léger le décor dépressif est posé. Chantée par Tony Bryan, la reprise somme toute assez fidèle de "Be Thankful For What You’ve Got", succès estampillé 1974 du soulman William Devaughn (influencé à l’époque par Curtis Mayfield), continue dans cette veine philosophique, mais sur un mode plus classique. C’est d’ailleurs la seule chanson un peu en retrait parmi la succession de sommets de l’album. En fait, on pourrait presque imaginer que c’était l’intention, et considérer le morceau dans son entier comme une incarnation musicale post-moderne de son titre et de ses paroles (dont le message très "soul" est, en gros, "oublie le superflu, souviens-toi de tes frères et de tes soeurs et sois reconnaissant pour ce qui t’es donné").
"Five Man Army", qui emprunte son titre au morceau dub dont Massive Attack a reproduit la ligne de basse, est comme son nom l’indique la chanson d’un petit comité observant et critiquant les maux d’un monde moderne aux valeurs en perdition, et réfléchissant à la meilleure façon de lutter à son petit niveau. Le groupe y cite avec humour les Kinks et Nina Simone. L’influence dub de la musique de Massive Attack apparaît véritablement ici, réhaussée par les interventions chantées d’Horace Andy, qui prône l’amour et la paix, et qualifie l’argent de "racine du mal". Arrive le morceau de bravoure de l’album. "Unfinished Sympathy", avec ses clochettes à la Run-DMC, son scratch de voix du Mahavishnu Orchestra (encore), le lyrisme de ses arrangements de cordes à la Morricone, son piano mélancolique et le chant soul douloureux et bouleversant de Shara Nelson, est peut-être même LE single des 90’s. Il fut illustré à l’époque par un clip exceptionnel réalisé par Baillie Walsh, dans lequel Shara traversait Peico Avenue à L.A. en plan séquence, chaque membre du trio faisant à un moment ou à un autre un bout de chemin à quelques mètres derrière elle. Tout en chantant sa peine, elle s’y montrait mal à l’aise, jetant sans cesse des regards de côté comme si elle avait l’impression, justement, d’être suivie. Parfaite transposition visuelle des obsessions du groupe, le clip n’appuyait en rien sur le thème principal de la chanson, l’amour unilatéral dont on ne peut qu’imaginer encore et encore avec douleur l’achèvement impossible, laissant chacun s’y reconnaître à la lumière (noire ?) de son propre vécu... L’album enchaîne immédiatement sur "Daydreaming", qui fait la part belle à des rythmes tribaux et des nappes oniriques aux ruptures fréquentes, illustrant le constant balancement de la chanson entre utopie et conscience de la réalité. On y retrouve le trio 3D/Daddy G/Tricky, citant cette fois les Specials et (ironiquement) les Beatles, avec Shara Nelson au refrain. Shara qui prend ensuite en main le très funky "Lately", d’apparence légère mais en réalité profondément dépressif. Il y est question d’un amour déchu que tout autour d’elle lui rappelle, et dont elle n’a de cesse de se demander comment et pour quelles raisons il a bien pu s’éteindre. Visiblement abandonnée par l’homme qu’elle aimait, elle n’arrive pas à comprendre qu’il ait pu lui cacher certains sentiments, précipitant ainsi la fin de leur histoire, alors qu’ils avaient toujours tout partagé... Toutefois, l’espoir reprend finalement le dessus, l’album se terminant de la plus belle des manières sur l’électro apaisée du magnifique "Hymn Of The Big Wheel". Morceau de bravoure final aux rythmiques combinées imparables, il fut enregistré pour la petite histoire dans l’appartement de Neneh Cherry, qui participa aux arrangements. Horace Andy conclut sur un hymne à la nature en forme de mise en abîme : malgré tout, la grande roue de la vie continue de tourner, apportant son lot de joies comme de peines. Après la pluie viendra donc forcément le beau temps, si ce n’est pour nous, alors pour nos enfants. La nuit tombe et les grillons chantent, demain est un autre jour, et qui sait ? ... (Le Mag Indie Rock, 2006).