Deux acteurs superbes et une BO indie du meilleur cru, de belles bouffées documentaires sur Tokyo : Lost in Translation est une comédie romantique aussi subtile que mélancolique. Digne fille de son père, Sofia Coppola persiste et signe.
D'abord connue pour être la fille de son père, Sofia Coppola avait bluffé tout son monde avec Virgin Suicides, l'un des plus beaux (premiers) films américains des dernières années, et prouvé avec panache qu'elle pouvait porter fièrement son nom tout en inscrivant son prénom en lettres d'or dans le grand livre des cinéastes. Bonne nouvelle, elle tient amplement ses belles promesses avec ce second long métrage. Pourtant, Lost in Translation pourrait à première vue décevoir, en comparaison de Virgin Suicides. Après la mort, le poids du sujet (suicides en série), une mise en scène sophistiquée, sensorielle, aux séductions immédiates, viennent l'amour, la légèreté du sujet (rencontre dans les fuseaux horaires), une mise en scène plus relâchée, plus souple, plus simple, visuellement moins exhibitionniste. Mais la noirceur de Virgin Suicides était colorée, séduisante, infectieuse, alors que le romantisme de Lost in Translation est empreint de mélancolie, voire d'accents dépressifs. Bref, les deux films ne sont pas si éloignés l'un de l'autre, et Sofia excelle dans les deux registres.
Un acteur américain (le délectable Bill Murray, plus droopyesque que jamais) en pleine crise middle age passe deux jours à Tokyo pour tourner une pub. Entre ses rendez-vous, il s'ennuie et déprime. Dans le même hôtel séjourne une jeune New-Yorkaise, délaissée par son mari photographe. Evidemment, ces deux solitudes finissent par se croiser. Elle et lui, boy meets girl, brève rencontre, l'histoire est éternelle. Mais on sait aussi que le mystère de la rencontre de deux êtres est tout aussi éternel, qu'on a beau archiconnaître cette fiction-là, elle peut emprunter mille variations, mille déclinaisons, mille chemins, et que du suspense du comment de la rencontre le spectateur ne se lassera jamais, pour peu qu'il soit bien orchestré.
La Sofia's touch réside donc dans de subtils déplacements. Par exemple, lui est beaucoup plus âgé qu'elle. Dans leur amitié amoureuse bourgeonnante, il y a un zeste d'œdipe où passe l'ombre furtive de Francis Ford. Autre élément réjouissant, le temps laissé au temps, la lenteur d'approche, ingrédients de plus en plus rares dans le cinéma contemporain, qu'il provienne du pays des blockbusters ou de contrées plus indépendantes. Sofia ne précipite pas ses deux tourtereaux l'un vers l'autre, elle y va mollo, petites touches par petites touches (leur première rencontre est un bref échange de regards dans un ascenseur).
Par ailleurs, et peut-être va-t-on tuer un des suspenses du film, mais il est important de le signaler, ils ne coucheront pas ensemble du moins pas dans l'espace-temps du film (après, tout reste ouvert). On ne perçoit nul puritanisme ici, mais plutôt le signe fort de la délicatesse et de la subtilité de la cinéaste, une jeune femme qui veut croire ici à des sentiments très purs, à une sorte d'état intermédiaire entre l'amitié, l'amour, le respect d'une histoire à la fois tellement ténue et tellement immense qu'elle ne saurait être gâchée par la vulgarité terre à terre d'un coït sans suite. On n'est là pas loin de l'absolu sublime, pudique et triste de In the Mood for Love.
Précisons encore que cette affaire douce-amère est parfois rehaussée de quelques giclées d'humour bienvenues (Bill Murray oblige !), que cette comédie romantique des années 40 transposée dans le village global de 2003 est souvent envahie par de grandes bouffées de documentaire sur les nuits de Tokyo, leurs néons, leurs machines à sous, leurs karaokés... Voilà une fiction qui respire, qui contemple, qui laisse de la place au monde réel environnant, qui ressemble à sa situation de tournage.
Cerise acide sur le gâteau, la BO est un sans-faute (une vraie compil Inrocks !), des zébrures électrico-atmosphériques de Kevin Shields à la pop empoisonnée des Jesus & Mary Chain (un groupe éternellement lié pour moi aux débuts héroïques de ce journal). Entendre les accords spectoriens de Just Like Honey déchirer le film et les adieux de nos deux héros, puis les guitares tétanos des frères Reid se déployer dans un Tokyo livide et fantomatique m'a tout simplement bouleversé. Lost in translation'Non, reçu cinq sur cinq. Un peu triste, un peu drôle, mais pas trop, une mélancomédie parfaite pour décapsuler 2004 sur une note chic et légère, astringente et enivrante.