dimanche 21 juin 2009

Noir Désir, du début à Tostaky


Les preux sont de retour. On ne le criera jamais assez, Noir Désir est LE groupe qu'il fallait. Pour vous. Pour nous. Le groupe qu'on attendait. Sans y prendre garde, Noir Des', barbare et héroïque, nous a rattrapé. Avec ces jeunes gens enragés et incorruptibles, on se fout bien de savoir le nombre d'albums vendus, leur chanson préférée ou s'ils aiment la glace à la vanille. Car Noir Désir en plein jet-time s'est propulsé dans le mythe. Dans le Rock'n'Roll.

Mais enfin, et que le groupe le veuille ou non, la légende de Noir Désir se construit au souffle des échos de campagne. Après tout, sans légende, pas d'existence. Des quais bordelais au Top 50, des premiers concerts girondins à la fureur épique du Bol d'Or, de la lourdeur collante du début à " Tostaky ", ce que le groupe a accompli est immense, colérique, titanesque. Car, pour la première fois dans le rock d'ici, un groupe est devenu un mythe tout en restant lui-même. En bataillant ferme contre le business, les médias, l'étouffoir parisien, la maison de disques, l'ennui bordelais mais aussi et surtout contre lui-même.

Dès 1983 se crée à Bordeaux une cour Noir(s) Désir(s). Image romantique et rock'n'roll garantie. Le groupe se réunit souvent dans un bar sur les quais, qui devient du même coup l'un des premiers bars-rock, alors que l'appellation n'existe pas encore. L'endroit est " branché ", parce que les Noirs Désirs y boivent des coups. Déjà à l'époque on raconte que les concerts du groupe se déroulent immanquablement devant un parterre féminin brûlant et conquis d'avance. Backstage, les premières groupies font leur apparition. C’est dit Noir Désir aura eu sa période folle, son Rock’N’Roll Circus, comme dans les livres d'images stoogiens. Même si, au fil du temps, Noir Désir est devenu Noir Des' (et un parfait produit local), Bordeaux n'accueillera pas ses boys en héros prodigues. Le succès arrivé, le groupe rencontrera les pires difficultés pour s'offrir son repaire rose planté dans la proche banlieue (là-bas, on dit "Communauté Urbaine de Bordeaux"). Même Si Bertrand n'est plus depuis longtemps surnommé "le Bolchevik" par ses petits camarades d'école (pour cause de chasse aux colleurs d'affiches xénophomaniaques), le groupe fait encore peur, forcément peur dans une ville où la frilosité et le repli sur soi font office de règle de vie.

Dans sa forme actuelle, Noir Désir existe depuis 85, après une première séparation. Le précédent guitariste part pour L'Ecole Du Crime, un groupe marque' seventies, et Sergio quitte BAM (Boîte A Musique) pour Noir Désir. Entre deux concerts, Sergio, Denis, Frédéric et Bertrand font "un peu de rue" et beaucoup de petits boulots roadies ou videurs les soirs de gigs, vendeurs des fameux sandwiches "Claude Bez" (sans beurre, CQFD) au Parc Lescure les jours de matches de foot. Les Noir Désir, conduits par un premier manager impitoyable, jouent souvent avec le futur Kid Pharaon. Batterie plombée, son lourd, fort, trop fort, le groupe est encore estampille' "seventies indigestes" par ses détracteurs et ses voisins. Lors d'un concert sur la fameuse place des Quinconces, c'est un Noir Désir jeune et glacial qui se fait étendre raide par les Chihuahua.

Ensuite, c’est le mystère réapparaît brusquement avec un mini-LP et un contrat chez Barclay. Comment en sommes-nous arrivés là ? Une fois une première mini-cassette bouclée en 87, Noir Désir, plutôt que de faire son shopping dans les maisons de disques "parisiennes" ou les indés établis, balance l'œuvre chez les gens qu'il aime bien. En vrac, le schizo-patenté et maître hoodoo du Gun Club, Jeffrey Lee Pierce ou Théo Hakola (ex-Orchestre Rouge, puis Passion Fodder). Bonne pioche. Ce dernier, conquis, s'en va brandir le flambeau Noir Désir chez Barclay. Branle-bas de combat dans les couloirs... Le groupe est alors qualifié de "marginal" par la maison de disques mais fait une énorme impression un dimanche après-midi dans une petite salle de la République : "Quand ils sont arrivés, on a eu l'impression d'être devant les Doors !". Le staff Barclay au grand complet se réunit en concile, et vote, après Gamine, l'arrivée de Noir Désir. Ou comment le groupe français le plus indépendantiste signe chez une major. Résultat, "Où Veux-Tu Qu'Je R'garde", un six-titres produit par Hakola. Ce premier essai court-circuit surgit comme une évidence Noir Désir ne sera jamais un succédané d'Indochine (comme l'avait peut-être espéré la maison de disques dans un instant de fièvre ?). Ce qui est d'ailleurs fabuleux avec Noir Désir, c'est que pour la première fois on ne se demande pas d'un groupe français s'il est rock. On sait immédiatement que Noir Des' arrive droit comme une coulée de lave de ce qui vient de se passer depuis 1954 sur notre petite planète explosive. Très vite, et plus encore à partir de "Veuillez Rendre L'Ame (A Qui Elle Appartient)", le groupe s'acharnera à détruire dans l'œuf toute équivoque. Qu'on se le dise, nos Noir Désir savent qui ils sont. Ils savent aussi ou' ils vont. Et, chose incroyable, Bertrand Cantat, des la sortie de "Veuillez...", semble déjà sur et certain du destin du groupe. Dans Rock&Folk, en juin 89, l'explorateur José Guerreiro apostrophe Bertrand, et s'inquiète de savoir comment Noir Désir supporterait l'hypothétique raz-de-marée de la gloire. Réponse du shaman girondin : C'est un peu lourd. Je vais te dire, on ne sait pas comment le prendre. On y réfléchit. Si on fait Un mauvais pas, on tombe tout de suite dans la variété. Comment ne pas avoir peur, puisque ça s'est toujours mal passé avant nous. Et vlan. Bien sûr, le disque s'arrache comme des petits pains et l'immense succès de "Aux Sombres Héros De L'Amer", qui entre en août au Top 50, donne aux paroles préhistoriques de Bertrand quelque chose de prophétique. Voila pile l'instant où Noir Désir sort définitivement de l'innocence. Les odeurs marines émanant du titre font chavirer un temps les autres références au groupe. Ici on évoque Soldat Louis, la Licence IV !!! Radical, le Noir Désir fanatique du Gun Club se vengent en évitant de jouer en concert ces "héros" encombrants ! Surtout, l'été a succès devient très vite l'été de tous les dangers. "Aux Sombres Héros..." atterrit sur une compile merdique, sans que le groupe ait été le moins du monde consulté. Dans leur repaire bordelais, les quatre "y pensent tout le temps" et jurent qu'on ne les y prendra plus. Ce disque est en tout cas un tournant. Alors que les premières rumeurs de dissensions internes commencent à apparaître ici où là après les problèmes de santé de Sergio (en 88, l'héroïc-guitariste est d'abord affaibli par une vicieuse mononucléose avant de s'abîmer un doigt dans une baston et de se faire mordre méchamment par sa guitare - oui, c'est possible, Noir Désir entame une tournée triomphale (mais éprouvante pour leurs nerfs et les nôtres).

C'est à croire que rien n'arrive comme il se devrait avec ce groupe. Regardez Nirvana. Leur acharnement à détruire chaque preuve qu'ils sont un groupe de rock-stars finit ici par nous les rendre insupportables. Qu'on les laisse tranquilles alors et qu'on n'en parle plus. Avec Noir Désir, l'effet est inverse. Noir Désir est un groupe de rock qui ne veut pas se perdre de vue. Plus le groupe se frotte à la presse, plus il balance ses quatre vérités énervées, même exagérées, et plus le mythe grossit. Celui d'un chanteur "tourmenté"' qui doute en permanence et s'acharne à chercher le Mystère. Au sein d'un groupe en constante et démentielle ébullition. A marche forcée vers l'évolution. La première à en faire les frais, ce sera la maison de disques. Normal. Noir Désir n'a pas besoin de paillettes, il les a déjà eues. L'engueulade est homérique. Alors que la promo décroche (horreur!) un passage à "Sacrée Soirée" (une première pour un groupe comme Noir Désir), elle ne s'attire qu'une réponse. Une seule: Vous pouvez toujours vous gratter, même en rêve on ne fera jamais cela.Premiers à refuser catégoriquement toute proposition dès qu'ils sont sûrs qu'elle les desservira, les Noir Désir inaugurent le mouvement qui verra bien plus tard certains rappers refuser d'entrer au Top 50 honni. Et là-dessus, il y a l'affaire Gamine, revers charts-promo-radio des Noir Désir. Une guerre larvée entre les deux groupes fait rage. Plus que tout, malgré quelques tentatives de rapprochement, Noir Des' ne voudra jamais être vu, et encore moins photographié, avec son double-négatif variété !

Le groupe peut clamer son refus de jouer au porte-drapeau, l'attitude va s'acharner à les rattraper. Pour le public, après le Téléphone grand-frère, l'Indochine pubère, Noir Désir reste vaille que vaille ces rebelles guerriers qui brûlent les champs sur leur passage avec l'ironie du désespoir. Parce que c'est la dernière chose noble qu'il y ait à faire. Les quatre de Bordeaux réussiront toujours à faire capoter toute idée de planning télé. II n'y aura pas un seul 20 h 30, même si le staff de Barclay braque le flingue sur la tempe. On les applaudit car le business est déjà en train de bouillir. Comment, ces provinciaux veulent faire la loi, leur loi ? Sacrilège ! Or, Noir Désir ne compose pas. Et puis, il y a aussi les relations tendues avec les journaux, rock ou pas. Bertrand qui prend Rock & Folk à partie parce que la couleur de l'article, censée représenter la dominante rouge de la pochette du disque, a viré au rose. La Média-Méfiance culminera en février 92 avec l'affaire "Libé"'. Sur la scène de l'Olympia, devant un parterre de rock-critics héberlués puis vaincus, prenant même dans certains cas la fuite lorsque Bertrand lâche dans une sono de 4 000 watts une longue goualante contre "Libération" et le grand Bayon. Un ange passe. Le mythe, lui, est bien en place.

C'est avec "Du Ciment Sous Les Plaines", qui sort en février 91, après deux mois de studio, que I'histoire rebondit. Dans l'affolement général, on se demande bientôt si Noir Désir n'est pas fait pour mourir. Et vite. II y a d'abord le problème de la pochette-pochoir de ce second album qui coûte une fortune à la maison de disques et appelle au règlement de comptes. Soligny, en mission au Château en mars (Rock & Folk N°283), percevra les échos rageurs de coups de téléphone menaçant la capitale... Après avoir songé à monter son propre label, le groupe choisit "simplement" de renégocier son contrat.

Ensuite, il y a le disque. Brouillon malgré des titres bouillonnants, formidables: "No, No, No", "En Route Pour La Joie" et ses guitares épiques, "Tout L'Or" au ras du bitume, et "The Chameleon" reprise en montée de sève sous de saintes émanations. Forcément, ce disque sera éreinté, et le verdict agaçant suivra: "peut (ou peu) mieux faire".

Mais voila, il y a la gifle, il y a la tournée ! Commencée avant la sortie du disque, elle promet d'être un grand moment de cris guerriers, de citadelles effondrées. Noir Des' a promis de passer partout. Là où on les attend, et là où les bruits de cavalcades ferrées restent l'apanage de groupes locaux prêts à tout un samedi soir, dans les petits clubs. Là encore, Barclay tire la gueule. Une tournée des clubs, ca coûte cher, très cher.

Mais si Noir Désir doit et peut se sauver, c'est par la scène. Là où rejaillissent toutes les gloires accumulées. Voir cette séance tripale, longue convulsion de deux heures trente. Voir Bertrand se casser en deux, s'ouvrir pour posséder tout ce qui passe à sa portée comme un générateur dévorant, renvoyant les restes au public tétanisé pendant que Sergio combat comme un damné les soubressauts herculéens d'une guitare insoumise... Ces choses-la se payent au prix fort.

II y a la syncope infernale de Bertrand. Une affaire qui tourne grave. Remember : après des triomphes à l'Elysée Montmartre, la nouvelle tombe, et le groupe du même coup. La tournée d'été est annulée. Stop. Bertrand a perdu la voix. Stop. Coté détracteurs perfides et dans les cercles secrets bordelais, on tranche, on s'apprête vicieusement à faire couler le sang : en fait, le groupe ne se serait jamais vraiment entendu, bla-bla, il ne se supporte carrément plus, bla ! Affolement. Horreur chez les fans. Bertrand, après une opération, s'envole pour le Mexique. Silence. Plus tard, Noir Désir expliquera en fait que toute l'affaire aurait fort bien pu en rester là dès la sortie de l'hôpital de son chanteur. Too much. L'épreuve n'aura rien d'un year-off sabbatique. Plutôt une sorte de lutte intérieure au couteau contre l'ennui. On attendra un an et demi. " Tostaky " est publié vaillamment en janvier 93. Ce disque incroyable, c'est l'autre coté de l'astre Noir Désir après le Big Bang. Quant à la suite, vous la connaissez.

(Rock & Folk , 1994)