vendredi 26 juin 2009

La môme Juliette



Juliette chante les rives de l'âme, le cabaret des assassins, les tensions vers le divin. C'est une femme forte, fragile comme une lettre d'amour. Elle sèche des bières, crame des Muratti, porte des rangers et des parkas, plie Libé dans sa poche arrière et s'approprie des airs de légionnaire. Marianne Oswald, Marie Dubas ou Damia figurent sur sa boussole au même titre que Colette, Maupassant ou Barbey d'Aurevilly. Le grand prix du disque de l'académie Charles-Cros a honoré en 1994 cette «orchidée prolétarienne». Au mois d'avril dernier, la Cité de la musique l'accueillait au sein d'un orchestre de 40 musiciens. Aujourd'hui, Juliette, bannie des FM, boudée par les télés, fait tous les soirs un théâtre d'elle-même, à l'auditorium Saint-Germain-des-Prés. Là, Juliette provoque et règne sur la canaille, les guinguettes, l'amour, l'art et le cochon. Jean Genet aurait pu dire d'elle: «Son buste est sur ses hanches une reine sur un trône.» «Je suis irrésistible», évacue Juliette d'entrée de scène. «Je suis comme Dieu me fit/ Comme l'Eve de la Bible/ La Madone de Vinci.» Inaccessible donc, Juliette s'imagine, durant quatre minutes et douze secondes, longue, frêle, blonde, bref jumelle de Marlene. «Elle se moque d'elle-même dans la grande tradition du music-hall, dont elle est l'héritière», juge Pierre Philippe, son parolier, celui qui façonna Jean Guidoni.

Taillée en point d'interrogation, Juliette, 34 ans, parler haut, gestes d'enfant, s'étrangle en bustier cintré sur les photos, se colle à l'occasion deux ailes dans le dos, à la fois séraphin, farce, vertige, venin. Ses chansons aux musiques solides forment des corps-à-corps. Ses (gros) mots sont des fards ou des poisons. La voix - de gorge, de gouaille, de pâmoison - caresse, ordonne, éventre, tranche. Exalte l'alcool, le sang, le curare, la sueur des boxons. Chanteuse réaliste, patriotique, comique troupière, Juliette se transforme aussi en nonne affolée par le corps du Christ (La Vierge Eponine, un texte d'Henri-Georges Clouzot), en vipère, en sorcière. Ainsi Tueuses, hymne à la mort, dresse l'apologie des Marie Besnard, Ulrike Meinhof, Violette Nozières. Et La Géante, son titre monument, la métamorphose en ombre gisante, monstre rabelaisien concupiscent, indolent. Allongée sur les planches, Juliette rampe, se vautre, s'épanche: «Venez vous engloutir minuscules amants/ Descendez en mes gouffres, mes avens, mes abysses.» Juliette des maléfices. «Oh, allez-y, je suis blindée», lance-t-elle, blottie contre le dossier de la chaise d'à côté. «Paraître, dit-elle. Au plus loin de l'enfance, je désirais les lumières de la scène.» Son grand-père, Lucien Nourredine, débarqué d'Algérie, lavait les tramways à Marseille, dans les années 20. «Il a fini directeur honoraire des RG de Paris.» Son père, Jacques Nourredine, saxophoniste, clarinettiste, collaborait avec Pierre Boulez, avant d'intégrer l'orchestre du Capitole, à Toulouse. «J'ai appris en le regardant jouer la réalité des musiciens du rang, aux noms invisibles.» Aujourd'hui, ses affiches recensent tous ceux qui l'accompagnent. L'adolescence, passée dans une institution religieuse de la Ville rose, reste pour Juliette un grand cirque. «J'avais déjà un public.»

Elle enquille une fac de lettres - six mois seulement - de musicologie - six mois aussi - puis embrasse la vie de bohème. A 19 ans, Juliette clame Piaf et Brel, écume deux pianos-bars chaque nuit, claque ses sous en fiestas. Sa rencontre avec Léon, un accordéoniste, lui fait planter tout à trac le piano, en plein numéro, «pour faire la manche juste en face, sur une place». «Juliette, on ne l'attache pas. Juliette, on ne la dirige pas», résume Mysiane Alès, sa productrice. «Elle s'est calmée depuis», tempère Fanfan, qui a programmé dans les années 80 jusqu'à 1 000 artistes à L'Eclusane, son café-théâtre. Juliette était de la fête. «Je-m'en-foutiste, déconnante, fantaisiste, toujours la main sur la bouteille.» Le Printemps de Bourges étrenne avec elle ses Découvertes (1985 et 1986). Juliette tourne, tonne, démarche. «Les maisons de disques me reprochaient d'être une Piaf arrimée au piano de Barbara. Plutôt que de me faire engueuler, j'ai attendu qu'on vienne me chercher.» Elle habite chez ses parents lorsque Mysiane Alès lui réclame une cassette de ses chansons «au son inaudible». Nourrie au répertoire de Jean Guidoni, Juliette s'imagine «dans l'univers effrayant dépeint par Pierre Philippe. Un univers déviationniste, libidineux, sombre, décliné des décadents du début du siècle (Jean Lorrain, Rachilde, Maurice Rollinat), que j'entendais étreindre au féminin.» «Dès la première minute, la créature m'a remué. Juliette est un animal scénique», souligne Pierre Philippe - documentariste et spécialiste des archives cinématographiques chez Pathé - qui pourtant a vu gueuler Fréhel, Damia, Lys Gauty. «Deux bougies, deux notes, et elle assure un concert», surenchérit Mysiane Alès. Pierre Philippe lui tend la main, mais, pudique, Juliette résiste. Il l'apprivoise. Lui coud à sa démesure un album tranchant, Rimes féminines, la rêve en diva. «Elle était brute de décoffrage, secrète, sans concession, prête à monter sur scène en pyjama. Aujourd'hui, Juliette porte des faux cils.» Et des corsets, des voilettes, des tailleurs-pantalons. «Pierre m'a décomplexée, concède Juliette. Pierre m'a sophistiquée. En concert, j'accepte d'être en représentation. Sinon, je ne suis pas Madonna...»

Ceux qui la découvrent ont «l'impression de compulser un grand livre», «d'entendre des histoires jamais révélées». Conteuse, Juliette vient d'écrire La Valse, recueil de nouvelles au style précis, fantastique et poétique, qui montre son admiration pour la littérature de la fin du xixe siècle. Lorsqu'elle s'éloigne de la chair et du drame, Juliette pilote sur son ordinateur des orchestres symphoniques, en écoutant Bach et Schubert. Ni pressée par le succès ni en colère contre les télés. «Je ne recherche pas la célébrité à tout prix. Tant pis si je ne suis pas au format, comme les Lova Moor, etc. Pourtant, question nichons, j' pourrais m'aligner».
(Source : l'Express, 1996).