samedi 13 juin 2009

Virginia Woof, une vie à vau-l'eau


Chaque livre de Virginia Woolf s'ouvre immanquablement par la fin. Il ne peut en être autrement, elle l'a voulu, l'a décidé, le 28 mars 1941, à 59 ans. Ce matin-là, sa silhouette à la Modigliani disparaît volontairement dans les eaux glacées de l'Ouse en crue. Les lourdes pierres placées au fond des poches du manteau de fourrure. La fine canne abandonnée sur la rive grumeleuse. La chaleureuse lettre d'adieu laissée à Leonard, futur veuf "je suis en train de devenir folle, j'en suis certaine". Ces accessoires figurent à jamais dans la vitrine bien astiquée de la mémoire collective. Tragiquement connu, au point d'effacer l'œuvre, de l'engloutir, tout du moins de la délaver ou de la déformer, ce suicide fait aujourd'hui écran. Impossible d'entrer sans y penser dans l'écriture abyssale, vibrionnante, au bord de l'expérience limite, de Virginia Woolf. Impos­sible de ne pas guetter les signes annonciateurs de cette noyade délibérée dans ses journaux intimes comme dans ses romans, deux faces opposées d'un même miroir dont la romancière n'a jamais aimé le reflet : "Eh bien, voyez-vous, je ne vaux rien en tant qu'écrivain, je suis démodée, vieille ; ne puis faire aucun progrès, manque de discernement", se plaint-elle vingt ans avant sa mort. Les indices sont nombreux dans ses longues phrases ondoyantes, résolument aquatiques. Commençons par la fin, donc. Feuilletons à rebrousse-pages son Journal intégral, plongeons dans les remous des derniers jours. "Curieuse impression de bord de mer aujourd'hui [...] Chacun s'arcboutant, luttant contre le vent, saisi, réduit au silence. Entièrement vidé de sa chair", consigne-t-elle le 24 mars 1941, quatre jours avant le saut final.

Six ans plus tôt, le 4 septembre 1935 : "Oh, quel déluge ! J'ai étrenné mon parapluie pour traverser le jardin. Nous avons vu un serpent manger un crapaud : il en avait déjà avalé la moitié. De temps à autre, il aspirait. Le crapaud lentement disparaissait. L. a tâté, du bout du bâton, la queue du serpent qui a vomi le crapaud en bouillie, et moi j'ai rêvé d'hommes qui se suicidaient et vu leur cadavre fendre les eaux." Déjà, le 28 juin 1923, la tentation de l'immersion la hante. Perdre pied pour mieux avoir prise sur le monde reste son rêve suprême : "Oh ! pouvoir sans effort entrer et sortir des choses, m'y plonger au lieu de demeurer sur les bords !" Virginia Woolf, ce nom lui-même sonne comme une aberration, un choc des contraires voué à la désagrégation. Vierge et louve, rêveuse et acharnée, prudente et vorace, idéaliste et lucide, elle oscille toujours entre deux pôles, comme elle griffe tour à tour les pages de son journal et de ses romans avec un "stylo qui pleure son encre". Raconter sa vie la révulse, car, écrit-elle dans L'Art de la biographie, "la majorité des biographies victoriennes ressemblent aux figures de cire conservées à l'abbaye de Westminster et que l'on transportait à travers les rues dans des cortèges funèbres, des effigies n'ayant qu'un vernis de ressemblance avec le corps contenu dans le cercueil". Pourtant, Virginia Woolf pratique comme personne l'écriture intime, au plus près de ses soubresauts intérieurs et de ses tracas quotidiens. La force inextinguible de ses textes vient de ce paradoxe, dont elle a fait sa raison d'être : parler de soi sans s'épancher, être concis dans la logorrhée, transparent dans l'opacité. Son secret, pour y parvenir ? Le port du masque, qu'elle maîtrise comme personne.

Se cacher derrière ses personnages de roman, leur prêter les modulations de sa voix, tour à tour étouffée, implorante, rieuse ou légère. Le subterfuge n'est pas nouveau, mais Virginia Woolf y a recours avec un art unique de l'effacement tourbillonnant. Elle écrit par cercles concentriques, comme si elle frottait une gomme sur l'esquisse de son propre visage, jusqu'à faire dans le papier un trou béant dans lequel elle ne parvient plus à se cacher. Autoportrait à double fond, son roman Mrs Dalloway est l'exemple le plus frappant. Virginia Woolf mène le récit parallèle de deux errances, celles de Clarissa Dalloway et de Septimus Warren Smith, en perdition dans les méandres de leurs regrets, tergiversations et accès de lucidité. Ces deux funestes personnages ne se rencontrent jamais mais éprouvent le même désarroi devant la vacuité de l'existence, que seule atténue la beauté des choses. Douleur ressentie par la romancière elle-même, qui pourrait reprendre à son compte cette description de Mrs Dalloway : "Elle se sentait très jeune ; et en même temps, indiciblement âgée. Elle passait au travers de choses comme une lame de couteau ; et en même temps, elle était en dehors de tout, et elle regardait. Elle avait perpétuellement la sensation d'être en dehors, en dehors, très loin en mer et toute seule ; elle avait toujours le sentiment qu'il était très, très dangereux de vivre, ne serait-ce qu'un seul jour. De même, Virginia Woolf ne peut que partager les terrifiantes angoisses de Septimus, devant la déchirante transparence de ses écrits : "Elle lui apporta ses papiers, les choses qu'il avait écrites. Elle les déversa sur le sofa. Ils les regardèrent ensemble. Des diagrammes, des croquis, des petits bonshommes ou bonnes femmes brandissant des bâtons en guise de bras, avec des ailes (c'était vraiment des ailes ?) sur le dos. Des cercles tracés autour de pièces d'un shilling ou de six pence, les soleils et les étoiles. De zigzagantes parois à pic avec des alpinistes en cordée qui en faisaient l'ascension, on aurait dit des couteaux et des fourchettes ; des vues marines avec de petits visages farceurs émergeant de ce qui était peut-être des vagues : la carte du monde. Brûle tout ça ! cria-t-il. Et puis ses écrits ; que les morts chantent derrière les massifs de rhododendrons ; des odes au Temps ; des conversations avec Shakespeare ; l'amour universel : le sens du monde. Brûle tout ça ! cria-t-il".

Traquer la métamorphose, l'instant précis où l'on glisse d'une idée à l'autre, d'une pensée à un rêve, d'une colère à un apaisement. Virginia Woolf a devancé Nathalie Sarraute dans ce savant dépeçage de la réalité, pour toucher des mots l'indicible, l'inconcevable. Pour mesurer cette technique pénétrante et avant-gardiste, il faut lire La Chambre de Jacob, éblouissant diaporama composé par une série de témoins qui tentent à tour de rôle de retracer la vie d'un défunt. Comme toujours chez Virginia Woolf, les points-virgules offrent une étrange respiration dans les phrases. Ils sont des reprises de souffle, entre deux plongées en apnée sous la surface des choses. Et s'il en était de même pour ces mystérieux ronds d'encre qui crèvent les pages de son Journal d'adolescence ? Bouches bées, bulles de survie, zéros pointés, boucles bouclées... L'énigme n'a jamais été percée. Peut-être s'agit-il tout simplement de l'entrée du tunnel qui permet d'accéder à l'univers intérieur de celle qui écrivait : "Je creuse de belles grottes derrière mes per­sonnages. Je crois que cela donne exactement ce que je désire : humanité, humour, profondeur". Alors, entrons, tombons. C'est tout. C'est tout. Comme aime à le marmonner Mrs Dalloway, en arpentant Bond Street. (Source Télérama n° 3052).

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