Archétype du western, L'homme qui tua Liberty Valance est aussi une vision désenchantée et crépusculaire de l'Ouest américain. Le directeur du Shinborne Star fait remarquer au sénateur Stoddard que "Nous sommes dans l'Ouest ici. Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende". Il refuse ainsi, in fine, de publier son récit démystificateur. Mais l'on se méprend souvent sur l'attitude de Ford face à cette formule. John Ford, lui, montre la réalité.
Il montre comment se fabrique l'idéologie. Il approfondit ici cette mise en place des justifications imaginaires de la réalité de la fin du Massacre de Fort Apache, où le personnage incarné par John Wayne exalte les vertus de son prédécesseur, pourtant officier vaniteux et incompétent.
C'est sur un crime fondateur que se construit le nouvel ordre de la civilisation : la mort de Liberty Valance qui devient, par un paradoxe uniquement apparent, la légitimation politique de Ransom Stoddard.
Ford ne condamne pas la légende, il se contente d'élargir le champ. Ansi, une première version du duel s'en tient à un champ tronqué : Stoddard tirant sur Liberty Valance et celui-ci s'écroulant. La version réelle la complète en montrant la vraie mort du bandit et le coup de feu simultané de Doniphon. Ce procédé de mise en scène, l'image modifiée, est fréquent chez Ford (La prisonnière du désert, Les deux cavaliers) et prend toujours chez lui une dimension symbolique qui vise à faire sentir la différence entre la situation de départ et celle d'arrivée.
En reprenant le train, Stoddard ne peut s'empêcher de penser à ce qui se serait passé si on avait su quel était le véritable héros responsable de la mort de Liberty Valance : Tom Doniphon aurait sans doute épousé Hallie et serait devenu une figure légendaire du Far-West, alors que lui serait demeuré un petit avocat de province.
Lorsque le sympathique vieux Jason Tully, responsable du train, lui dit que rien n'est trop bon pour l'homme qui tua Liberty Valance, Stoddard et sa femme semblent écrasés par cette fatalité. Il ne peut même plus allumer sa pipe et le film se termine sur cette scène à la fois tragique, dérisoire et sublime, sur la vision d'un couple marqué par le destin et incapable d'y échapper.
Pour cette méditation sur le mythe et la réalité, l'histoire et la légende, le passage à l'époque moderne, Ford refuse la couleur et tourne entièrement en studio malgré la pression des producteurs. Elargissant le champ de l'espace physique à l'espace mental, il se dirige ainsi vers le minimalisme et le dépouillement qui seront la marque de ses dernières oeuvres dont la conclusion sera, trois ans plus tard, Frontière chinoise.
Ciné-club de Caen