Si un doute subsiste quant à la nature du cinéma de Quentin Tarantino, l'écoute des musiques illustrant ses réalisations achève de le dissiper. Qu'il s'agisse de Reservoir dogs, Pulp fiction ou Jackie Brown, le qualificatif convenable à étiqueter sur chacune des bandes originales est : série B. Une appréciation qu'il faut cependant débarrasser de son sous-entendu péjoratif. Car on peut être un incorrigible écumeur d'arrière-boutiques, comme le laisse deviner la scrupuleuse perversité avec laquelle maître Quentin élabore ses BO, et pour autant manifester du goût ainsi qu'une certaine obstination à le faire valoir.
Des trois soundtracks, celui de Reservoir dogs est de loin le plus jubilatoire. Ses mérites sont multiples. Il caresse la mémoire et chatouille la curiosité, selon le principe dit "du fond du panier" mis en évidence à chaque film. Ce principe consiste à choisir des morceaux musicaux proches de l'oreille commune, tout en étant parfaitement inconnus du grand public. Le terrain de prédilection de Tarantino, c'est le début des années 70, époque où la musique perd de son intégrité, se surprend à trouver du plaisir dans l'hybridation, engendre des formations dont la carrière culmine le plus souvent avec un seul succès. Comme ce fut le cas avec Stuck in the middle of you de Stealers Wheel, groupe écossais de Joe Egan et Gerry Rafferty (auteur du fameux Baker Street, au saxophone anthologique). En y ajoutant le désopilant Coconut de Harry Nilsson, Little green bag de l'improbable The George Baker Selection, Hooked on a feeling des obscurs Blue Swede et Gotchadu Black croque-mitaine Joe Tex, on obtient un ragoût soul-rock-bubblegum-trash qui revient souvent sur la table et dont on se repaît avec une voracité porcine. La moins négligeable des vertus de cette bande-son aux propriétés euphorisantes est d'accompagner une odyssée sadique comptant parmi les plus traumatisantes du cinéma contemporain et d'en souligner, par opposition, le cynisme souverain.
Le cinéma de Tarantino se distinguant par son absence totale d'innocence, il n'est guère étonnant que la musique fasse l'objet d'une manipulation experte, amplement rachetée par le plaisir que laisse deviner sa conception. La part d'hédonisme dans les films de Tarantino se révèle à travers la relation très active qu'entretiennent l'oeil et l'oreille. Si l'on en croit les dires du Dr Alfred Tomatis, "l'oreille commande toute la perception. Plus vous savez écouter, plus vous voyez les choses (...), plus vous adhérez à ce qui se passe." Pour mieux faire ressentir l'onde de volupté qui traverse le regard de Travolta après son shoot d'héroïne dans Pulp fiction, Tarantino utilise la guitare twangy des Tornadoes. L'effet est magique, et perturbant. Tarantino se fabrique ainsi des juke-boxes interactifs, dont les sélections agissent sur l'image puis, isolées du support visuel, en perpétuent l'expérience. On est loin du rôle de calendrier musical que joue la BO dans Forrest Gump. Enfermés dans une fonction chronologique, les morceaux souffrent de l'évidence symbolique qu'on leur prête (California dreaming...) et finissent par être subis comme un surlignage encombrant, voire un pléonasme. Dans Pulp fiction, l'élément sonore, essentiellement puisé dans le surf des années 60, participe à la fluidité de l'action alors que certaines scènes du film sont de toute évidence pensées d'un point de vue musical. Le seul instant où le réalisateur rompt avec son principe du "fond du panier", c'est pour la savoureuse séquence du concours de twist alors que You never can tell de Chuck Berry accompagne les deux protagonistes dans leurs cocasses déhanchements. A cet instant, la musique n'est que musique, moteur d'un jeu vaguement érotique et accessoire de restaurant. Le reste du temps, la musique agit comme un accélérateur de particules et parfois même en personnage à part entière, qui a droit à sa part d'inconnu, dont l'intervention nécessite une mise en scène (la radio dans Reservoir dogs, le living-room de Mia dans Pulp).
L'évidence demeurant le principal écueil que Tarantino souhaite éviter, on trouvera donc dans la sélection de Jackie Brown un certain nombre de "classiques" de l'ombre ayant cette fois pour tronc commun la soul américaine du début des seventies. A cette époque, le cinéma blaxploitation faisait naturellement appel aux meilleurs musiciens noirs. Le genre contribua à faire naître quelques albums d'anthologie parmi lesquels Shaft d'Isaac Hayes, Superfly de Curtis Mayfield, Trouble man de Marvin Gaye, dont le rayonnement a depuis largement dépassé celui des oeuvres qu'ils illustraient. Ces disques consacraient des artistes parvenus à s'émanciper des formules en vigueur dans les compagnies (Stax pour Isaac Hayes, Tamla Motown pour Marvin Gaye). A la fois commentaire social et émanation poétique de la réalité urbaine d'une communauté, ce courant laissait surgir des intentions orchestrales totalement inédites dans une musique noire américaine jusque-là calibrée.
Pour la musique de Jackie Brown, Tarantino, fidèle à une esthétique série B lui faisant toujours préférer l'ivraie plutôt que le grain, porte son choix sur des titres dont l'histoire a perdu la trace mais que l'oreille parvient à resituer aisément. Ainsi la présence de Who is he (and what is he to you)? de Bill Withers par ailleurs créateur du célébrissime Ain't no sunshine revient à inclure Papa was a rolling stone des Temptations dans la BO sans faire acte de ringardise. Et Street life de Randy Crawford dispense d'y faire figurer pour la dixième fois I will survive de Gloria Gaynor. Le client se trouve en terrain connu, mais son esprit demeure en alerte.
On reste cependant totalement bluffé par la capacité de Tarantino à déterrer d'obscurs bidules enfouis dans le sous-sol de l'histoire, comme ce Midnight confessions des Grass Roots, groupe américain du milieu des années 60 fondé par le semi-légendaire P. F. Sloan, ou ce Natural high de Bloodstone, formation de soul influencée par Sly Stone et le Philly sound. Outre que ces musiques n'avaient statistiquement aucune chance d'être un jour réécoutées, Tarantino leur offre, plus qu'une seconde jeunesse, une nouvelle pertinence. L'entreprise devient même oeuvre de réhabilitation avec la présence d'Inside my love de la regrettée Minnie Riperton, chanteuse au timbre envoûtant que Stevie Wonder parraina à ses débuts. Avec Across 110th Street, une opportunité est également offerte à Bobby Womack, compositeur prolifique et chanteur fabuleux, de revenir à la lumière. La chanson, la meilleure du lot, avait été écrite pour le film Meurtres sur la 110ème Rue de Barry Shear en 1972. Ce titre inspira à son auteur les arrangements les plus sophistiqués de sa longue carrière, ainsi qu'un texte à l'âpreté, au réalisme frisant le compte rendu journalistique sur l'expérience du ghetto. Si Tarantino a encore réussi son coup avec une bande originale, amoureusement conçue et tenant la route commercialement, il y rend également quelques services. En dépit de son cinéma sadiquement jouissif, c'est à se demander si ce type, commerce mis à part, n'aurait pas bon fond. (Source Francis Dordor, 1995).
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